Et si le corps exprimait notre invisible...
« L'énigme tient en ceci, que mon corps est à la fois voyant et visible. »
— Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible
S'il est une évidence pour qui chemine sur la voie du yoga, c'est bien celle que le corps au-delà de servir notre quotidien, soutient aussi notre conscience. Ce corps, que l'on croit bien souvent posséder nous possède davantage et conduit notre conscience à travers les méandres de l'existence. Le corps est le seuil par lequel nous touchons à l'éphémère, il est le réceptacle vivant de nos expériences, le lieu premier de notre réalité. Dans la modernité fonctionnelle, ce corps est bien souvent relégué au rang d'outil — il est ce serviteur docile à toutes nos volontés... ou pire, il est un obstacle à dompter, à remodeler, à effacer derrière les normes importées par une société soumise à l'illusion du paraitre. Alors on use ce corps sans scrupule... on le consomme sans mémoire, on le redessine selon les canons de cet idéal extérieur, oubliant qu'il est notre premier langage, notre archive la plus intime, notre principale opportunité d'expression du soi. Le corps n'est ni esclave, ni muet! Il est celui qui ressent, proteste, murmure, se souvient et crie parfois. Il suffit d'un silence, d'un soupir long, d'un pli de douleur ou d'un frisson inattendu pour qu'il se rappelle à nous non comme un objet, mais comme une présence habitée, habitante de l'invisible.
Le corps, chair de notre intériorité exprime ce que nous sommes dans la plus intime et secrète dimension de l'être. Ce que nous n'avons pu dire, ce que nous avons oublié, ce que nous avons dissimulé à nous-mêmes s'imprime dans la texture de nos chairs, dans la courbure de ce corps et le rythme du souffle qui l'habite. Le corps est mémoire sans mots : il est le théâtre intérieur, où nos affects, nos intuitions, nos désirs trouvent à se dire sans avoir à parler. Les humeurs comme reflet de l'âme.
Hippocrate et les humeurs
Dès l'Antiquité, Hippocrate saisissait cette interrelation entre le corps et l'âme. Sa théorie des humeurs — sang, phlegme, bile jaune, bile noire — ne se limitait pas à une médecine des fluides, mais traduisait une cosmologie du vivant où chaque tempérament humain était le fruit d'un équilibre subtil entre ces forces en mouvement.
- Le sanguin : joyeux, mobile, expansif.
- Le colérique : vif, déterminé, brûlant.
- Le mélancolique : profond, grave, replié.
- Le flegmatique : stable, lent, enveloppant.
Cette lecture du corps comme miroir de nos états d'âme préfigure la psychosomatique : le corps y est lieu de dialogue, où l'invisible se rend sensible, où l'émotion se fait forme.
Lise Bourbeau et les blessures
De manière plus contemporaine, Lise Bourbeau a approfondi l'idée que nos blessures émotionnelles façonnent nos attitudes, mais aussi la forme même de notre corps, cette enveloppe visible qui parle silencieusement de nos maux intérieurs. Elle décrit cinq « masques corporels », autant de postures et morphologies qui témoignent d'un mécanisme de défense, d'un appel à être entendu :
- Le corps du rejet se manifeste souvent par une silhouette effacée, parfois mince, presque fuyante. Les épaules sont basses, le port de tête parfois incliné, comme si le corps cherchait à disparaître pour éviter la douleur d'être rejeté. Ce corps semble vouloir s'effacer du monde.
- Le corps de l'abandon peut apparaître flasque, manquant parfois de tonicité, comme une forme qui se laisse aller, traduisant une résignation ou une fatigue profonde face au sentiment d'être laissé seul.
- Le corps de l'humiliation est marqué par une posture recroquevillée, les épaules rentrées, le regard baissé. Il exprime un retrait intérieur, une honte que le corps tente de cacher en se repliant.
- Le corps de la trahison se caractérise souvent par une rigidité, une tension dans la mâchoire, les épaules et le dos, traduisant une vigilance constante et un besoin de contrôle. Le port de tête peut être droit, voire fier, dans une volonté de ne pas montrer sa vulnérabilité.
- Le corps de l'injustice adopte souvent une posture rigide, droite, presque militaire, qui traduit un besoin de perfection et d'ordre. Les muscles sont tendus, la respiration parfois bloquée, témoignant d'une lutte contre l'imperfection perçue.
Ces formes ne sont ni définitives ni fatalistes : elles invitent à une écoute attentive, un travail d'accueil et de libération, à travers la conscience corporelle, la respiration, et la pratique du yoga ou d'autres voies thérapeutiques.
Merleau-Ponty : la chair comme phénomène
C'est sans doute Maurice Merleau-Ponty qui, en philosophe, a su le mieux dire cette étrangeté du corps, à la fois matière et mystère. Dans Le Visible et l'Invisible, il bouleverse la dualité classique entre sujet et objet en introduisant le concept de chair (la chair du monde) — une matière sentante, vivante, où le dedans et le dehors s'interpénètrent.
« Mon corps est à la fois voyant et visible, sentant et senti. »
Ainsi, le corps n'est pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes — il est notre manière d'être-au-monde, d'éprouver la réalité, d'habiter l'invisible.
Le yoga, ou le corps reconquis
Dans cette perspective, le yoga apparaît non comme une pratique physique, mais comme une philosophie incarnée, un retour à soi par la voie du corps. Il ne s'agit pas de dominer le corps, mais de le réintégrer comme lieu sacré de conscience. Le Yoga Sūtra de Patañjali évoque l'āsana, non comme une posture technique, mais comme une assise stable et confortable, où fermeté et aisance s'équilibrent dans une immobilité féconde.
« Sthira sukham āsanam » —
« La posture est fermeté et douceur. »
Le corps, dans le yoga, n'est pas contraint, mais entendu. Il devient porte, passage, temple. Un corps qui écoute, qui accueille, qui délie. Une chair qui se souvient, qui pleure parfois, qui libère, qui pardonne.
Chaque étirement, chaque souffle, réveille une mémoire ancienne, dissout une tension figée, éclaire une zone oubliée. Le yoga ne dépasse pas le corps — il est cette spiritualité incarnée où le corps devient lieu d'éveil.
Dans le Hatha Yoga, le corps est un champ d'alchimie. Il est traversé par des énergies contraires — le solaire et le lunaire, le masculin et le féminin, l'effort et le lâcher-prise — que l'on cherche non à opposer, mais à unir. Les āsanas, les prāṇāyāmas, les gestes symboliques (mudrās), les scellés énergétiques (bandhas), forment un art de l'incarnation : non pas pour fuir le monde, mais pour en éprouver la profondeur invisible, pour habiter l'expérience dans sa densité et sa lumière. Chaque posture devient prière. Chaque souffle devient offrande.
Le corps devient lieu de révélation.
Ecouter la parole silencieuse du corps
Le corps n'est pas une coquille. Il n'est pas un poids.
Il est le livre vivant de notre histoire, le chant silencieux de notre être profond, l'écho incarné de ce que nous n'avons pas su dire autrement. Écouter son corps, ce n'est pas céder à une mode du bien-être, c'est reconnaître une sagesse oubliée : celle qui murmure, sous la peau, sous les gestes, sous les tensions.
Nous sommes des êtres en quête d'unité et le corps ouvre le possible de cette union...
Notre corps devient alors expérience à habiter, honorer, écouter et entendre.... comme la voix de notre invisibilité...